Source photo : Jacques Demarton / AFP – panthéonisation de Simone et Antoine Veil, 1er juillet 2018
Entre la récente entrée au Panthéon de Simone Veil, les pièces de monnaie à son effigie mises en circulation à 15 jours de l’événement et le fait que son nom vienne d’être accolé à la station et à la place de l’Europe, on pourrait presque se dire que les femmes sortent de l’ombre… Pourtant, la route est encore longue. En témoigne le plan du métro parisien. Sur 302 stations, cinq portent le nom d’une femme. Parmi celles-ci, quatre partagent l’affiche avec un homme, à l’image de Marguerite de Rochechouart de Montpipeau et Marie Curie. Bientôt, Lucie Aubrac et Barbara feront leur entrée dans les stations de métro parisiennes grâce au prolongement de la ligne 4. Leurs noms ont en effet été choisis suite à une consultation citoyenne. En attendant, Louise Michel est la seule femme à bénéficier d’une station la mettant pleinement à l’honneur. De même, une enquête de l’ONG Soroptimist montrait que sur le total des rues portant le nom d’une personnalité, 6 % portent celui de femmes en France. L’invisibilisation des femmes ne se limite pas qu’à l’espace public. L’espace médiatique est aussi concerné, avec 35 % d’expertes sur le total des expert.e.s et 27 % d’invitées politiques sur le total des invité.e.s politiques en 2017 selon les chiffres du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA). Dans les manuels scolaires de Terminale, Hannah Arendt est la seule femme au programme en philosophie. Le corps même des femmes est effacé des livres de SVT dans le programme de collège : le premier manuel représentant correctement l’anatomie féminine date de 2017 !
Source photo – Virginia Apgar
Les Grandes Femmes, pourtant, ne manquent pas. Qui connaît Jeannie de Clarens, Inge Lehman ou Virginia Apgar ? La première fut une résistante qui transmit des informations capitales aux Alliés durant la Seconde Guerre mondiale, dont le lieu de fabrication par les allemands des missiles V1 et V2. Ceci permit des bombardements ciblés qui ont fait gagner un temps précieux aux Alliés. On doit à la deuxième, Inge Lehman, d’avoir découvert que le noyau terrestre est en partie solide. Virginia Apgar, enfin, mit au point un test encore utilisé aujourd’hui pour évaluer la santé du nourrisson à la naissance. Comme le fait remarquer le collectif Georgette Sand, “les femmes d’exception ne sont pas au Panthéon, rarement dans les livres d’histoire, peu souvent dans les mémoires”.
Plus grave encore, elles se font parfois spolier le fruit de leur travail. Dès le Moyen-Âge, la docteure Trotula de Salerne écrivit différents livres sur la santé des femmes, notamment des ouvrages gynécologiques de référence, qui furent attribués à un homme. Comme le rappelait l’historienne Mathilde Larrère à la conférence que nous organisions, “Jeannie de Clarens ou la nécessité de sortir les femmes de l’ombre”, ce fut aussi le cas de Rosalind Franklin, qui prit en photo le premier un cliché d’ADN déplié, ou de Marthe Gautier, qui découvrit que la trisomie 21 était liée à une anomalie chromosomique. Bref, ces cas là sont légions, au point qu’on leur a même donné un nom dans le domaine de la science. C’est ce que l’on appelle “l’effet Matilda” : le rôle des femmes dans la science est minimisé et leurs apports sont souvent attribués à des hommes.
Cette invisibilisation des femmes est due à différents mécanismes. L’éducation et la socialisation invitent les femmes et les hommes à penser que celles-ci doivent privilégier leur vie familiale à leur carrière et ne pas attirer l’attention. Elles se sentent donc moins légitimes et se mettent plus difficilement en avant. Cela peut également se traduire par un perfectionnisme qui les pousse à approfondir leurs recherches avant de les rendre publiques, laissant parfois le temps à leurs homologues masculins de les spolier. Cette auto-censure témoigne de l’intériorisation des contraintes sociales par les femmes elles-mêmes. D’autre part, la société leur fait plus difficilement une place sous les projecteurs, ce qui se traduit par exemple par des difficultés de publication. Elles laissent donc moins de traces écrites et sont moins (re)connues.
Mathilde Larrère explique aussi l’invisibilisation des femmes extraordinaires par une “légende noire” qui les poursuit. Celles-ci sont souvent dépeintes comme hystériques, tyranniques ou bien ayant une sexualité débridée… On pense par exemple à Camille Claudel, dont l’internement psychiatrique est encore sujet à controverse. Le physique peut également être un frein. Ainsi, Hedy Lammar, qui a participé à des travaux à l’origine du wi-fi et du bluetooth, mais était “trop belle pour être prise au sérieux”.
Enfin, le phénomène des “femmes écrans” contribue à cette invisibilisation. Cela revient à penser que la situation s’étant améliorée, elle est désormais satisfaisante. Puisque Sophie Berthelot, Marie Curie, Geneviève De Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillon, et Simone Veil sont au Panthéon, “tout va bien” ! Sauf que cela fait 5 femmes pour 78 Grands Hommes, soit environ 6%… S’il s’agit de saluer les avancées réalisées, il est nécessaire de garder en tête que ces progrès ne doivent pas signer la fin de nos efforts en la matière.
Source photo : Ludovic Marin / AFP – panthéonisation de Simone et Antoine Veil, 1er juillet 2018
L’invisibilisation des femmes dans la sphère publique va à l’encontre d’une justice des plus élémentaires, mais témoigne surtout de la domination masculine, d’après l’historienne Christine Bard. Plus grave encore, ce processus fait peser le risque de la perpétuation de ce système. En effet, il participe à l’auto-censure des femmes, qui n’ont que peu de modèles auxquelles s’identifier. Dès l’enfance, certains domaines leur apparaissent comme interdits et semblent réservés aux hommes. Leurs rêves et leurs ambitions sont donc restreints par un cadre plus resserré que celui des garçons. En outre, ce manque de figures féminines connues fait persister l’idée que les femmes sont incapables de réaliser certaines choses. Pourtant, nombreuses sont celles à l’origine de prouesses remarquables… Et ce, malgré une société qui s’y oppose le plus souvent (ce qui au passage, explique leur moindre présence dans certains domaines).
La lutte contre l’invisibilisation des femmes est donc un enjeu sociétal. La mise en avant de celles-ci doit être une question prioritaire et transversale qui concerne l’espace public, mais aussi les programmes scolaires et chaque discipline dans laquelle les femmes sont sous-représentées. Nous saluons donc des actions telles que l’entrée au Panthéon de Simone Veil, la proposition des noms des femmes pour le prolongement de la ligne 4 ou l’ouverture d’une Grande Collecte des archives féminines qui va permettre d’écrire correctement l’Histoire des Femmes, tout en encourageant l’instauration de nouvelles initiatives. Il faut que les femmes soient présentes dans les programmes scolaires, dans les amphithéâtre de nos universités, dans les colloques et les conférences, sur les plateaux télévisés et radios, sur Wikipedia, qu’elles donnent leurs noms à nos rues, nos places et nos établissements publics ! Il est temps que les Grandes Femmes soient reconnues par la société pour lutter contre la domination masculine et favoriser l’avènement d’une société égalitaire.
Mandine Pichon-Paulard