Depuis déjà treize années au Koweït, une jeune femme tunisienne que nous appellerons Mina, s’est confiée sur les conditions de vie des femmes dans le monde arabe, notamment dans le milieu professionnel.

 

En Europe, il est vrai que la condition des travailleurs étrangers fait sans cesse polémique au même titre que l’égalité entre les femmes et les hommes dans le milieu professionnel et plus généralement dans la société. Je suppose alors que votre intégration au Koweït n’a pas dû être facile en tant qu’immigrée tunisienne…

 

Non, en effet. Au niveau administratif, venir travailler au Koweït a particulièrement été difficile : en signant mon contrat de travail, je me suis engagée à rester cinq années dans la même entreprise. Je gagnais un salaire de misère. Il était tellement bas que je me suis aussitôt retrouvée dans une situation précaire. En effet, la condition des femmes étrangères qui viennent travailler dans les pays du Golfe est desepérante et cela, pas seulement au niveau professionnel, mais également au quotidien. En plus je suis Tunisienne, et ici, les Magrébines sont considérées comme des « putes ». Les gens ont tendance à penser que nous venons ici uniquement nous prostituer. Ainsi, il a été particulièrement compliqué pour moi de louer un appartement puisque le locataire demande toujours des informations sur la nationalité et le statut. Or, ils n’acceptent de loger que les femmes mariées. Quand une femme n’est pas mariée ici, elle ne peut rien faire, elle n’a aucune indépendance, aucun droit.

 

J’imagine qu’en ayant changé d’entreprise vos conditions de vie se sont améliorées…

 

Hélas, non. Au bout de ces cinq années difficiles, j’ai directement commencé comme manager dans une nouvelle entreprise spécialisée dans la lingerie. Mon salaire a doublé, certes, mais j’ai été encore moins bien traitée : ils ont confisqué mon passeport et la femme du directeur nous traitaient toutes comme des esclaves. Par exemple, je me souviens d’un jour où elle est entrée dans la boutique pour voir la nouvelle collection et où elle a jeté aux yeux des vendeuses tous les vêtements qui ne lui convenaient pas pour que nous les ramassions… Personne ne nous soutenait, pas même le personnel masculin. Ils respectaient la marchandise plus que nous. Un jour, j’ai décidé de ne plus ramasser. Elle m’a alors humiliée et m’a surnommée depuis ce jour « La Tunisienne » avec mépris. J’ai pris alors la décision de quitter cette société et de renoncer à la promotion qu’on me proposait.

 

J’ai finalement eu l’opportunité d’aller travailler dans une entreprise américaine du Koweit. J’espérais y trouver plus de tolérance et d’ouverture ainsi que des mentalités plus occidentales.  

 

Vous dites que vous travaillez maintenant dans un cadre plus respectueux et moins conservateur. Mais il y a-t-il vraiment des femmes qui occupent des postes importants ? Si oui, se sont-elles heurtées à des difficultés supplémentaires ?

 

Tous les managers sont des femmes ici puisque nous vendons de la lingerie : le contact avec les clientes est interdit pour les hommes. Pourtant, très peu d’entre elles sont à la tête de l’entreprise. Une jeune tunisienne brillante l’était pourtant, mais elle a dû rentrer au Maghreb pour un mariage forcé. Malgré sa position professionnelle et son instruction, elle a été rattrapée par l’emprise de la tradition comme malheureusement un certain nombre de jeunes femmes orientales. Aux yeux de tous, le mariage demeure l’aboutissement de la vie d’une femme et un sésame indispensable pour occuper une place dans la société.

 

Les femmes d’affaires Koweïtis, mythe ou réalité ?

 

Les Koweïtis sont les femmes les plus modernes du Moyen-Orient, elles sont même surnommées les « Libanaises du Golfe ». Elles sont très ouvertes sur le monde, et pour la plupart libérales même si certaines demeurent conservatrices et inspirées par le modèle traditionnel de la famille. On compte maintenant au Koweït de nombreuses auto-entrepreneuses, banquières, haut-fonctionnaires, cadres…

 

Vous n’êtes pas mariée. Cela a-t-il un rapport avec votre carrière ?

 

Je ne suis pas mariée. C’est un choix. J’ai décidé de privilégier ma carrière à ma vie de famille. Ici, il est presque impossible de concilier les deux. Plus particulièrement à mon poste qui me demande un travail conséquent. En effet, il m’occupe souvent, bien tard le soir, notamment du fait de mes contacts internationaux qui m’imposent des horaires de nuit. Un rythme de vie impossible à suivre pour une femme mariée. Parce que je suis célibataire, je consacre tout mon temps au travail.

 

Comment envisagez-vous votre avenir ? Comptez-vous rester au Koweït ?

 

Je ne souhaite pas retourner en Tunisie à cause des difficultés économiques. En outre, je suis habituée au mode de vie Koweitien, un confort que je ne pourrais retrouver dans mon pays natal. J’envisage d’aller vivre aux Etats-Unis ou en Europe mais pas en Afrique du Nord. Je suis quand même consciente que rester ici n’est en aucun cas une certitude puisque de nouvelles lois visent à réduire le nombre d’étrangers dans le pays ; mais ce qui est sûr, c’est que je ne veux pas prendre le risque de repartir à zéro professionnellement.

 

En Europe, nous avons l’impression que la condition féminine a particulièrement régressé ces dernières années dans le Maghreb. A l’époque de Habib Bourguiba, président de la Tunisie de 1957 à 1987, la femme tunisienne semblait être moins sous le joug de sa famille, et commençait à acquérir de nouvelles libertés. Il avait même fait de l’égalité entre les femmes et les hommes une priorité pour moderniser le pays. Pourtant, l’Islam intégriste semble s’être généralisé depuis peu, imposant aux femmes le port du voile, ce qui s’apparenterait, pour nous, Occidentaux, à un retour en arrière. Qu’en pensez-vous ?

 

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le port du voile est de plus en plus controversé au sommet de l’Etat. Une de mes amies par exemple, sous le mandat de Zine el-Abidine Ben Ali, n’a pas pu finir ses études d’ingénieur en Tunisie parce qu’on lui avait interdit de passer ses examens voilée. Elle a alors refusé de retirer son voile et a préféré s’exiler du pays. Elle est aujourd’hui à un haut-poste dans une entreprise au Koweït. Ce n’est pas parce qu’elle se couvre la tête qu’elle n’est pas ouverte d’esprit : mettre le voile n’est pas un retour en arrière. Malheureusement en Europe vous connaissez très peu de femmes religieuses et émancipées. Pour vous, celui-ci représente uniquement l’archaïsme. Alors qu’on peut porter le voile et être une championne !

 

Nous avons de nombreuses icônes en France, comme Simone Veil, qui ont fait progresser la condition féminine. Comptez-vous également des femmes ambitieuses auxquelles les jeunes femmes peuvent s’identifier au Moyen-Orient ?

 

Il y a des femmes très influentes sur les réseaux sociaux comme Noha Nabil, ingénieure dans le pétrole qui a plus de six millions d’abonnés sur Instagram. Après avoir terminé ses études aux Etats-Unis, elle est revenue dans son pays natal où elle se bat pour la paix. C’est une véritable icône pour les jeunes : à la fois instruite et toujours à la pointe de l’élégance, elle donne une image très positive de la femme koweitienne.

 

Ces stars d’Instagram ont l’air d’être épanouies et émancipées, ce sont des femmes libérées qui se revendiquent comme telles dans un milieu au demeurant conservateur. Mais n’est-il pas trop dur au quotidien d’assumer votre réussite en tant que femme dans un pays comme le Koweït ?

 

Même si je suis maintenant très heureuse ici, ce n’est pas tous les jours facile. Je vis toute seule dans un studio, ne porte pas le voile et m’habille de manière assez décontractée, souvent en jean slim. Je ne me sens, de ce fait, pas toujours intégrée dans une entreprise où toutes les femmes sont mariées, voilées et de nationalité différente : 99 % d’entre elles sont mariées et 99 % voilées, je suis même la seule femme célibataire. Elles ne comprennent pas mon mode de vie et parlent souvent dans mon dos ; mais avec le temps, quand elles sont témoins de mon implication, elles arrêtent parce qu’elles réalisent qu’occuper un poste de direction ne s’obtient pas sans sacrifice. Alors oui, il y a des médisances, mais je ne les écoute pas. Et puis, certaines Koweïtis transgressent les interdits en cachette : elles boivent de l’alcool, voient leur petit ami. Elles risquent de lourdes sanctions. Mais elles, en revanche, peuvent espérer y échapper. Alors que nous, les étrangères, nous sommes directement expulsées.

 

Louise Msallan