Source photo : Gildas Paré photographie

Il y a quelques semaines, la page Facebook de Cheer Up SciencesPo, association qui accompagne de jeunes adultes ayant un cancer, a été bloquée puis supprimée. Motif ? L’association avait décidé de partager une campagne pour Octobre Rose dans laquelle des tétons féminins étaient visibles. Si la censure des poitrines féminines est habituelle, la suppression de la page interroge. Le motif invoqué, à savoir “contenu pornographique”, pose également la question de l’érotisation perpétuelle des poitrines féminines.

Source photo : campagne de sensibilisation au cancer du sein de Cheer Up SciencesPo

Actuellement, il est en effet impossible pour une femme d’exhiber sa poitrine sur les réseaux sociaux. Même pour inciter d’autres femmes à se faire dépister du cancer du sein. Et s’il est possible de le faire dans l’espace public, le topless n’étant pas explicitement prohibé par la loi, cela reste tout de même assez mal vu. Certaines femmes s’en sont d’ailleurs emparé comme d’un élément militant. Je pense bien sûr aux Femen, qui se réapproprient leur corps en en faisant un moyen de conquête des libertés, mais aussi plus récemment à l’humoriste Constance qui a choisi de « faire la nique à ces puritains moralisateurs qui nous disent qu’on est pervers avec notre peau qu’on aère alors qu’eux, ils ont juste un problème avec leur zizi ». La flopée d’insultes qu’elle a reçu en retour montre ô combien elle a raison…

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Des tétons masculins, voilà qui ne pose pourtant pas problème. Et c’est là que le bât blesse. Un torse masculin pourrait après tout être considéré comme objet de désir pour une femme hétérosexuelle ou un homme homosexuel, de la même manière que c’est le cas pour la poitrine des femmes. Mais les hommes continuent à se promener tétons à l’air sous leur t-shirt, et même tétons qui pointent, sans que personne ne trouve rien à y redire. Les femmes qui ont recours au “free boobs” sont de plus en plus nombreuses ; elles ne restent pas moins régulièrement dévisagées. D’autant plus si leurs tétons ont le malheur de pointer à cause d’un courant d’air. Mais d’où vient cette sexualisation permanente et omniprésente des seins féminins ?

Une érotisation progressive de la poitrine des femmes

Historiquement, le sein nu n’a en effet pas toujours été vu comme une manière de transgresser la norme. Ainsi, l’Egypte ancienne l’accepte parfaitement et, quand elles n’étaient pas torses nues, les égyptiennes n’enfilaient rien entre leur poitrine et leur robe. La Grande Déesse minoenne, en Crète, a elle aussi les seins à l’air.

En revanche, à Rome, la nudité des femmes est beaucoup moins bien perçue. Si le corps des hommes est mis en valeur à travers différentes représentations artistiques, celui des femmes est couvert, à mesure qu’elles sont associées à la sphère de l’intérieur et du privé. De larges bandes de tissues servent à comprimer leur poitrine dès l’adolescence pour limiter sa croissance, puis pour la cacher du regard d’autrui. De la même manière, la Bible associe fréquemment la nudité et la honte après le péché originel d’Adam et Eve.

Dès lors, toute apparition du sein fut considérée comme osée, exceptionnelle et… sexualisée. La poitrine est réservée à l’allaitement ou au mari.

L’aristocratie française fut la première à mettre en cause cet interdit. Agnès Sorel, maîtresse du Roi Charles VII, n’hésite d’ailleurs pas à laisser apparaître un sein sur certains tableaux.

Diptyque de Melun, la Vierge et l’Enfant entouré d’Anges, Jean Fouquet, 15ème siècle

Au début de la Renaissance, le processus de centralisation du pouvoir entre les mains des Rois s’accompagne de la création des Cours. Dès lors, l’aristocratie adopte des comportements et des mœurs  de plus en plus sophistiquées pour se distinguer de la bourgeoisie et des prédentant.e.s qu’elle fréquente. Des attitudes telles que le crachat, mais aussi la nudité et l’activité sexuelle deviennent progressivement réservées à l’intimité. Ces comportements sont peu à peu adoptés par les classes inférieures. C’est ce que Norbert Elias appelle “le processus de civilisation des mœurs”.

Le corset fait son apparition à la même époque (XVIème siècle). Cet instrument contribue à l’érotisation du corps des femmes, et plus spécifiquement, de leurs seins. En effet, il joue un rôle ambiguë, mettant en valeur sans jamais dévoiler les formes féminines (et notamment la poitrine), tout résidant dans ce qu’il arrive à suggérer. Cet habit connaît l’apogée de sa popularité au XIXème siècle mais, très inconfortable, il est relégué aux oubliettes après la fin de la Première Guerre car il est la cause de divers maux.

Les années 1950 voient cependant la persistance de l’érotisation des poitrines féminines avec les pin-ups aux seins pointus, dont la volupté est alors louée. Lorsqu’en mai 1968, certaines féministes jettent à la poubelle leurs soutiens-gorges, elles mettent en cause l’érotisation et le contrôle de leur poitrine par la société. Cependant, les siècles précédents ont laissé des traces.

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Une sexualisation perpétuelle aux conséquences parfois dramatiques

Si les seins sont porteurs d’une dimension symbolique double, pouvant à la fois  être rattachés au stéréotype de la “maman”, du fait de leur image maternelle et nourricière, et de la “putain”, liée à l’image sexualisée qui en a été construite, c’est donc souvent cette dernière qui l’emporte. Cette hypersexualisation des seins des femmes en fait un élément à part entière de l’intimité. D’où les réactions réprobatrices de certain.e.s face à des décolletés prononcés ou des femmes allaitant en public. Il est également intéressant de noter que, comme expliqué par Céline Delcroix, le sein sexualisé en public doit préférentiellement ne pas avoir de visage. Ou du moins, s’il en a un, il est préférable que la femme soit dans une posture extrêmement objectivante. Dès lors que le sein est rattaché à une femme qui se positionne en tant que sujet, il met mal à l’aise car on a l’impression que la femme en question nous dévoile son intimité. C’est ce qui explique la violence cristallisée par les apparitions des Femen, ou de Constance.

Les conséquences de cette sexualisation perpétuelle des seins féminins sont parfois bien plus dramatiques. A l’image du repassage des seins, pratiqué dans certains pays d’Afrique, dont le Cameroun, le Togo et la Guinée. Cette coutume consiste en effet à “masser” la poitrine naissante des jeunes filles avec des objets tels que des pierre à écraser, des pilons ou des serres seins parfois chauffés. Pratiquée dans la sphère familiales par des mères l’ayant souvent subi, l’opération est répétée pendant plusieurs semaines. Ainsi mutilée, la poitrine est censée repousser un éventuel prétendant. Un moyen de retarder l’âge du premier rapport sexuel des jeunes filles, d’éviter les grossesses, les viols et/ou les mariages trop précoce pour qu’elles puissent continuer à aller à l’école. Les conséquences sur ces jeunes filles sont dévastatrices : poitrines déformées, liquide noire à la place du lait maternel, voire kystes et cancers. En outre, elles apprennent dès leur plus jeune âge qu’elles ne sont pas propriétaires de leur corps. 

Et si on laissait enfin les femmes faire ce qu’elles veulent de leur corps ?

Face à ces constatations, il serait peut-être bon que le genre humain se remémore que la poitrine féminine n’est pas fondamentalement plus attachée à la sexualité et à l’intimité que le torse masculin. Il ne s’agit pas de dire que les seins des femmes ne peuvent plus être l’objet de désir, mais il faut remettre les choses dans leur contexte. Une femme qui se balade sans soutien gorge ne cherche pas à éveiller la libido de quiconque. Elle jouit tout simplement d’une liberté qu’il serait temps d’accepter. De même, un téton qui pointe n’est pas synonyme de désir sexuel ; tout comme l’érection matinale de monsieur ne signifie pas qu’il va se jeter sur la première personne dont son orientation sexuelle pourrait lui donner envie. Les seins féminins n’ont pas plus vocation à être sexualisés que les torses masculins. Et les femmes ont tout autant le droit de disposer de leur poitrine et de leurs tétons que leurs condisciples masculins, qu’elles décident de les cacher ou non. Ceci est un choix qui n’appartient qu’à elles seules. Il serait de bon ton que la société finisse par s’en rappeler.

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Mandine Pichon-Paulard